Blog FinDev

La croissance de la finance numérique en Côte d'Ivoire n'est pas sans risque

Scène de rue à Ndouci, Cote D'Ivoire.

Pour la première fois, grâce à notre récente étude CGAP, nous disposons d'une image précise de la nature et de l'ampleur des risques pour les consommateurs liés aux services financiers numériques (SFN) en Côte d'Ivoire. Si les SFN jouent assurément un rôle positif pour les utilisateurs ivoiriens et favorisent l'inclusion financière, nous constatons également l'émergence de risques importants pour les consommateurs, notamment en matière de fraude et de transparence, qui nécessiteront une action concertée de la part de toutes les parties prenantes de l'écosystème de la finance numérique pour les contrer. Le manque de transparence appelle également des améliorations de la part des prestataires afin de mieux présenter les termes et conditions aux clients.  

Les services financiers numériques s'accompagnent de grandes opportunités mais aussi de défis

La croissance de l'inclusion financière en Côte d'Ivoire est tirée par les SFN, plus précisément par l'accès aux comptes de mobile money. Selon Global Findex 2021, seuls 21% des adultes possèdent un compte dans une institution financière, tandis que 40% des adultes détiennent un compte de mobile money, contre 34% en 2017 et 24% en 2014. Cette croissance des SFN a mené la possession totale de comptes à plus 50% des adultes pour la première fois, aidant les Ivoiriens à répondre aux besoins familiaux urgents ou à développer leurs entreprises, tout en étant plus faciles d'utilisation que les services financiers traditionnels.

Tout en renforçant la résilience économique, les SFN peuvent exposer les clients à plusieurs types de risques, comme le souligne notre récentes recherche globale. Afin de mieux faire face aux risques croissants pour les consommateurs de services financiers numériques dans l'Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), le CGAP a lancé un laboratoire de protection des consommateurs de services financiers numériques (le Lab), qui conduit des activités de recherche et de renforcement des capacités dans la région de l'UEMOA. Les premières activités du Lab ont démarré en Côte d'Ivoire où nous avons lancé deux enquêtes téléphoniques nationales sur les risques encourus par les utilisateurs de SFN en collaboration avec HORUS Development Finance et l'Observatoire de la Qualité des Services Financiers. L'une des enquêtes portait sur les risques pour les consommateurs liés à l’utilisation de services financiers numériques en général, et l'autre sur les risques liés au crédit digital. Ci-après sont présentés les résultats de la première enquête.

Qu'avons-nous appris sur l'usage des SFN en Côte d'Ivoire ?

Malgré la croissance significative de l'adoption des SFN, des écarts subsistent. L'enquête a montré que les utilisateurs de SFN sont généralement des hommes (56 %), des urbains (85 %) et des jeunes (72 % sont âgés de 18 à 40 ans).  Les femmes sont plus susceptibles d'utiliser un ou deux comptes, tandis que les hommes sont plus susceptibles d'utiliser trois ou quatre comptes (46% des hommes, contre 37% des femmes).

Les femmes ivoiriennes sont confrontées à de plus grandes difficultés dans l’utilisation des SFN. À l'exception des achats de crédit téléphonique, les femmes utilisent les SFN moins fréquemment que les hommes. Par exemple, 85 % des femmes ont déclaré utiliser les services de transfert d'argent au moins une fois par mois, contre 91 % des hommes.  Le crédit digital est encore naissant, 90% des femmes et 83% des hommes ne l'ont encore jamais utilisé. Alors que 75 % des utilisateurs possèdent un smartphone, 82 % d'entre eux accèdent aux SFN via le canal USSD, et seulement 22 % via les applications des prestataires de SFN. Dans les faits, un utilisateur sur cinq, dont une majorité de femmes, exprime des difficultés à naviguer dans les menus des SFN ou trouve la syntaxe compliquée. En outre, 16 % des personnes interrogées ont besoin d'aide pour utiliser les SFN, les femmes étant deux fois plus nombreuses que les hommes à déclarer avoir besoin d'aide. Au-delà du fait que ce manque d'autonomie limite l'accès global des individus aux services financiers, le fait de s'appuyer sur l'aide d'un tiers les expose au risque de fraude.

Qu'avons-nous appris sur l'exposition des consommateurs aux risques liés aux SFN ?

88% des utilisateurs de SFN ont été exposés à au moins un risque au cours de l'année écoulée et 40% ont perdu de l'argent dans le processus, soit en répondant à un message frauduleux, soit en payant plus que prévu, soit à la suite d'un dysfonctionnement pendant la transaction.

Fraude - Ce risque continue d'être prévalent malgré les efforts des prestataires pour sensibiliser leurs clients aux escroqueries et pour les contrer. Si les femmes déclarent avoir reçu moins d'escroqueries ou d'offres frauduleuses (25% des femmes contre 30% des hommes), elles sont légèrement plus susceptibles d'avoir perdu de l'argent à la suite d'une escroquerie (16% des femmes contre 12% des hommes), ce qui souligne la plus grande vulnérabilité des femmes aux tentatives d'escroquerie.

Manque de transparence - La transparence des offres et des coûts reste un domaine où des améliorations semblent nécessaires. Seul un tiers des utilisateurs de SFN déclare avoir été informé du coût d'un service avant d'effectuer leur transaction, et un cinquième a rencontré des difficultés pour comprendre les produits ou services. En outre, 31% ont effectué une transaction ou un paiement sans recevoir de reçu.

Utilisation abusive des données - Bien que les problèmes liés à l'utilisation abusive des données ne soient souvent pas signalés par les utilisateurs de SFN, 24% des personnes interrogées pensent que leurs transactions numériques ne sont pas totalement sécurisées et qu'elles pourraient perdre de l'argent en conséquence. En outre, plus d'un client sur cinq estime que ses données ne sont pas protégées par les prestataires, ce qui révèle un problème de confiance des consommateurs qui pourrait empêcher l'expansion de l'utilisation de la finance numérique.

Mécanismes de recours inadéquats - Bien que des mécanismes de recours soient en place et accessibles par divers canaux, les clients y ont peu recours. Seul un tiers des clients ayant signalé une difficulté ont contacté le prestataire, les femmes étant moins susceptibles de contacter le service clientèle (27%) que les hommes (37%). Les principales raisons évoquées sont que les clients ne savaient pas comment joindre le prestataire (14%) ou n'avaient pas confiance dans la capacité du prestataire à résoudre le problème (14%).

Interruption du réseau - Les pannes de réseau ou la faiblesse de la connexion au réseau sont encore courantes en Côte d'Ivoire et 61% des utilisateurs du mobile money ont déclaré avoir rencontré ce problème au cours des 12 derniers mois, entraînant des difficultés pour effectuer une transaction.

Agents - Les clients font face à des risques avec les agents en raison du manque de liquidités et de monnaie électronique pour effectuer un retrait ou un dépôt (plus de la moitié des répondants au cours des 12 derniers mois). Plus surprenant, près de la moitié des répondants - dont une majorité d'hommes - ont déclaré que les agents ne les traitent pas avec respect, et une petite proportion de clients a exprimé une préférence pour un agent du même sexe (21% des hommes et seulement 12% des femmes). Des recherches supplémentaires seraient nécessaires pour mieux comprendre ces deux aspects.

Parce qu'ils sont souvent le principal contact des clients, en particulier pour les groupes à faibles revenus, les agents ont également un rôle clé à jouer tant dans la prévention des risques que pour aider à résoudre des problèmes. Nous avons noté que les agents aident les clients dans de nombreux cas :

Ces résultats appellent des actions de la part des principales parties prenantes

Alors que la Côte d'Ivoire cherche à accélérer sa transformation numérique, ces risques devraient alerter toutes les parties prenantes sur la nécessité d'une approche concertée pour construire un écosystème de SFN responsable. Dans le cadre des activités du Lab de l’UEMOA, nous utilisons ces données pour développer des solutions et entamer des conversations avec les acteurs clés de l'écosystème de la finance numérique. Des cadres de consultation entre les acteurs pour une compréhension commune des risques liés aux SFN et des actions d'atténuation ainsi qu'une meilleure prise en compte de la voix des consommateurs ont été discutés. La nécessité de renforcer les capacités a également été soulignée, notamment l’amélioration de la littératie numérique des clients.

Nous espérons favoriser l'apprentissage croisé et la collaboration entre les différents pays pour améliorer la protection des consommateurs de SFN. Une enquête similaire a commencé au Sénégal et une autre commencera bientôt au Burkina Faso - restez à l'écoute !

Commenter

Les commentaires sur cette page sont modérés par les éditeurs du Portail FinDev. Nous validons les commentaires qui apportent des perspectives et des idées pertinentes pour cet article. Pour en savoir plus.

Mbouombouo Ndam Joseph , Universal Finance Consult, Cameroun
28 août 2023

Très belle enquête qui met une fois de plus en exergue l'importance du rôle des pouvoirs publics en matière d'inclusion financière, tant en ce qui concerne la protection des usagers que leur éducation financière. Les clients n'utiliseront abondamment les services financiers numériques que s'ils sont rassurés sur la protection de leurs données, sur la possibilité de rattrapper une transaction erronnée (ex. erreur sur le bénéficiaire d'un transfert) ou sur la transparence des coûts. En l'absence de ces certitudes chez moi au Cameroun beaucoup d'usagers n'utilisent la finance numérique que pour la réception des transferts, s'empressant d'ailleurs de les rétirer pour les garder en espèces. Le reste des opérations se passent essentiellement encore chez l'agent devant qui il y a parfois des files d'attente plutôt anachroniques au régard des objectifs de la numérisation. L'implémentation de l'éducation financière à grande échelle devrait aussi permettre de resorber beaucoup d'incompréhensions de la part des clients et les drainer vers une utilisation plus intense et complète des services financiers numériques.

Josué N'TIA , Consultant et chef d'entreprise: Finance et développement, Togo
16 octobre 2022

Très belle étude qui confirme bien les hypothèses de risques majeurs dus à l'expansion des SFN. Les conclusions de l'étude sont inspirantes pour le succès du déterminant "protection des consommateurs" dans l'inclusion financière. Habituellement, l'un des freins de l'accélération de l'inclusion financière dans les pays en développement réside au niveau des goulots d'étranglement dans la synergie d'action des différentes parties prenantes, notamment au niveau des acteurs publics. Les politiques publiques pouvant impacter avec efficacité les acteurs de l'économie informelle par exemple pêchent dans leur mise en œuvre en raison de la bureaucratie et du manque de dynamisme au niveau des organes de règlementation. Ce qui n'est pas sans conséquence dans l'accès au financement de ce secteur prépondérant dans l'économie des pays en développement.
Je travaille actuellement avec la banque mondiale sur le diagnostic et la recherche des recommandations de politiques publiques pour une inclusion financière réussie des travailleurs et entreprises informelles urbaines en Côte d'ivoire.

Gustave NGOIE , CGAP, RD CONGO
15 octobre 2022

L'article est très intéressant. Je voulais le lire en entier.

Ibrahima Abdoulaye KONE , Chef service Etudes économique, Prospective et Innovation à l'Autorité de régulation des télécommunications/TIC et Postes (AMRTP), Mali
07 octobre 2022

J'ai lu votre article avec beaucoup d'intérêt et je ne peux ne pas vous féliciter pour la qualité de votre enquête sur les risques auxquels sont exposés les utilisateurs de mobile money. Vous avez travaillé sur une problématique qui touche tous les pays de l'UEMOA et ailleurs. Au Mali les clients en longueur de journée sont confrontés aux cas évoqués dans l'article (fraude, transparence, qualité de service, arnaque....). Quelqu'un a essayé de m'arnaquer au téléphone en médisant que je devrais bénéficier de l'argent suite à un tirage au sort; comme j'étais déjà avisé j'ai déjoué son plan. D'autres personnes m'ont raconté leur aventure. Je suis tout à fait d'accord avec vous qu'il faut des actions concertées pour protéger les consommateurs de ces risques; dans ce contexte il faut une synergie d'actions.
Je dois vous faire savoir qu'au Mali la question est beaucoup plus compliquée avec la situation sécuritaire au nord et au centre du pays; avec l'absence des agences bancaires les bandits armés obligent parfois les populations à autoriser des retraits de leurs compte mobile money à leur profit, et tout refus est violemment réprimé. Face à une telle situation il importe de réfléchir sur d'autres alternatives.
Je travaille à l'Autorité de régulation du Mali, en charge des études économiques prospective; j'ai jugé nécessaire de travailler sur cette question de protection des utilisateurs SFN au Mali et ça m'intéresse de m'inspirer sur vote expérience d'enquête dans le domaine.

Laisser un commentaire