Associer paie digitale et couverture santé, le défi de l'Agence de la Couverture Maladie Universelle du Sénégal
Mouhamed Mahi Sy est le directeur des systèmes d'information de l'Agence de la Couverture Maladie Universelle (CMU) du Sénégal. Diplômé du pôle universitaire Léonard de Vinci et de l'université de Poitiers, cet ingénieur informaticien et chef d'entreprise a près de 20 ans d'expérience dans les domaines des paiement digitaux, de l'identification numérique, de la transformation numérique et de la gestion d'entreprise.
Cet article est le troisième volet de notre série Enjeux et défis de la digitalisation de la paie des travailleurs en Afrique de l’Ouest : le cas du Sénégal, réalisée en partenariat avec Better Than Cash Alliance. Pour en savoir plus sur le thème de la paie digitale, nous vous invitons à lire les deux autres articles de cette série : La digitalisation de la paie transforme la vie économique, sociale et financière des travailleurs et Comment améliorer les conditions de vie et de travail des éleveurs avec la digitalisation de la paie ?
Où se situe aujourd’hui le Sénégal en termes d’accès à l’assurance maladie ?
On a fait de grands bonds en avant ces dernières années, en particulier depuis la mise en place de l’Agence Nationale de la Couverture Maladie Universelle (CMU) en 2015. En 2013, on était à environ 20 % de taux de couverture maladie au Sénégal. Aujourd’hui, en 2021, on est à près de 53% de taux de couverture maladie, c’est à dire que 9 millions de Sénégalais disposent d’une assurance maladie. Quand ils tombent malades, ils peuvent donc se faire soigner sans pour autant faire face à de lourdes dépenses.
Nous avons notamment fait de gros progrès pour améliorer l’accès à la couverture maladie aux travailleurs du secteur informel et du monde rural, qui sont aujourd’hui nos cibles prioritaires. Le système assurantiel que nous sommes en train d’implémenter se professionnalise, avec la mise en place de mutuelles de santé départementales pour les populations vulnérables.
Quelles sont les barrières auxquelles font face les travailleurs du secteur informel et du monde rural ?
Ces difficultés sont essentiellement liées au fait qu’il n’existait pas de système d’assurance maladie adapté au niveau de revenu et au caractère informel de leur activité professionnelle. Jusqu'à la création de l’agence de la CMU, la plupart des régimes d’assurance maladie existant étaient des systèmes obligatoires qui imposent aux personnes bénéficiant d’un revenu régulier (notamment dans le secteur formel) de souscrire à une assurance maladie.
Toutefois, les autres Sénégalais ne disposant pas de revenus réguliers, essentiellement les personnes travaillant dans le monde rural et le secteur informel, étaient souvent laissés pour compte.
C’est pourquoi des initiatives ont été mises en place pour lever ces barrières. La création de la CMU a permis d’instaurer 675 mutuelles de santé communautaires sur tout le territoire, à raison d'au moins une mutuelle de santé par commune.
Une fois réglé le problème de l’accessibilité géographique, il fallait régler celui de l’accès financier. C’est pourquoi nous avons mis en place un ensemble de services accessibles à tous. A raison de 7000 milles francs CFA (environ 13 USD), les Sénégalais disposent d’une couverture de 80% pour les soins et pour les médicaments.
La difficulté qui persiste, c’est un problème d’éducation, afin que ces personnes aient une culture de l’assurance et soient informées des avantages. Mais aussi un problème de communication pour que l’information leur soit bien transmise.
En 2019, la CMU a lancé un vaste programme de digitalisation des paiements, la plateforme Sunu CMU. Quel est son impact au niveau de la prise en charge des travailleurs éligibles ou vulnérables ?
Malheureusement, le COVID-19 a affecté les performances attendues de la plateforme Sunu CMU. Mais l’activité est en train de repartir.
Depuis la mise en place de cette plateforme, les Sénégalais n’ont plus besoin de se déplacer pour souscrire à une mutuelle de santé communautaire. Depuis n’importe où sur le territoire, il leur suffit de se connecter à la plateforme, de sélectionner la mutuelle de santé à laquelle ils souhaitent s’inscrire, de s’enregistrer et de payer avec leur porte-monnaie électronique classique. Ils sont ensuite automatiquement inscrits et contactés par le gérant de la mutuelle.
Une autre valeur ajoutée de cette digitalisation, c’est que les Sénégalais de la diaspora qui continuent à prendre en charge les frais de santé de leur famille restée au pays peuvent le faire directement, sans passer par un intermédiaire.
Sunu CMU est également une plateforme de financement participatif qui nous permet de collecter des financements populaires pour pouvoir aider l'agence CMU à prendre en charge les initiatives de gratuité de l'État. A travers cette plateforme, on peut faire appel au financement participatif pour que les gens puissent contribuer à financer la dialyse, la gratuité des 0 - 5 ans, la gratuité du troisième âge, la césarienne, qui sont des services offerts gratuitement au Sénégalais.
77% des travailleurs ont déclaré être prêts à recevoir leurs paiements de manière numérique s’ils étaient associés à l’accès à la CMU. Quel partenariat a été mis en place entre la CMU et les entreprises privées pour proposer une offre répondant aux besoins de couverture sociale des travailleurs précaires ?
Voici plusieurs exemples d’employeurs qui ont enrôlé les travailleurs à la CMU.
- Kossam SDE, entreprise sociale qui collabore avec la Laiterie du Berger et la coopérative des éleveurs de Dagana. Ils ont constaté que la plupart des éleveurs utilisaient une partie de leur paie pour faire face à des dépenses de santé et demandaient parfois à la Laiterie de leur faire l’avance. Pour remédier à cette situation, nous sommes en train de mettre en place un système de protection sociale qui va les couvrir par le biais de la plateforme Sunu CMU. Ils disposeront donc d’une couverture maladie qui leur permettra de faire face aux dépenses de santé et pourront ainsi faire des économies.
- Dans le secteur de la pêche, on retrouve de nombreux journaliers et on observe le même phénomène. A travers cette digitalisation, nous proposons un package aux employeurs qui leur permet de digitaliser les paiements alloués aux travailleurs et en même temps de leur offrir une option assurance santé à travers la plateforme.
Les employeurs commencent à voir la valeur ajoutée de ces modèles, qui associent digitalisation des paiements et protection sociale. Plutôt que de mettre en place un dispositif assurantiel coûteux et pas adapté, certains employeurs préfèrent le système de la CMU qui est moins onéreux et leur permet de connaître le nombre exact de travailleurs enrôlés.
Les employeurs commencent à voir la valeur ajoutée de ces modèles, qui associent digitalisation des paiements et protection sociale.
Concrètement, comment est-ce que ça fonctionne ?
Nous disposons d’une centrale de traitement monétique connectée avec la plupart des porte-monnaies électroniques du Sénégal, ainsi que les cartes bancaires classiques. Quand une entreprise décide de verser la paie de manière digitale, la partie cotisation est transférée du porte-monnaie électronique vers la plateforme Sunu CMU. La mutuelle de santé communautaire a donc directement l’information et le bénéficiaire est automatiquement couvert.
A partir de l’année prochaine, ce système sera entièrement digitalisé. On n’aura plus besoin de venir chercher son carnet d’assuré, il sera connecté avec la carte nationale d’identité. Une fois qu’on est inscrit en ligne, on peut se faire soigner dans n’importe quelle structure de santé dans tout le Sénégal.
Les fournisseurs de services financiers peuvent-ils jouer un rôle dans l'accélération de l'adoption de la CMU par la population ?
Pratiquement tous les acteurs sénégalais sont présents sur la plateforme Sunu CMU. Nous les avons contactés dès les prémices de ce projet et nous leur avons ouvert nos API.
Notre objectif, c’est que les bénéficiaires puissent choisir leur porte-monnaie électronique pour utiliser la plateforme. Ils peuvent utiliser Orange Money, Yup, Poste Cash, Jula ainsi que les cartes bancaires classiques (Visa et Mastercard). Nous sommes en train d’intégrer Wizall, Free Money et Wave.
Pour la deuxième version de la plateforme, nous souhaitons que les fournisseurs de services financiers aient la fonctionnalité CMU directement dans leur porte-monnaie électronique. Mais aussi qu’ils communiquent autour du dispositif afin que leurs utilisateurs se l'approprient.
Comment réagissent les professionnels de santé face à cette digitalisation des paiements de la CMU ?
Avant la digitalisation, nous avions des difficultés avec les prestataires de soin : retard de règlement, contentieux, temps de traitement des factures…
La digitalisation permet de rendre les choses plus transparentes et de raccourcir les délais de traitement entre les différentes parties prenantes. Cela veut dire plus de visibilité, moins de charge de travail et une amélioration de la trésorerie. La portabilité nationale facilite l’accès au soin et la prise en charge des bénéficiaires.
En résumé, la digitalisation a amélioré les performances des prestataires de soins, qui l’accueillent à bras ouverts.
La digitalisation permet de rendre les choses plus transparentes et de raccourcir les délais de traitement entre les différentes parties prenantes.
Quelles sont les prochaines étapes de la digitalisation de la CMU ?
C’est une révolution qui est en cours parce que le dossier patient est maintenant virtuel et accessible au niveau national. Tous ceux qui sont connectés à la plateforme peuvent maintenant accéder au dossier du patient, s’ils en ont les droits.
Avec ces informations collectées auprès de tous les prestataires de soin, on peut mettre en place facilement la télémédecine. Nous sommes en train de régler la problématique de l’infrastructure en équipant toutes les structures de santé (panneaux solaires, accès internet…). Cela permettra demain au milieu rural de pallier l’absence de spécialistes à travers la téléconsultation.
La digitalisation de la CMU permet également de régler le problème de la fracture numérique entre les milieux urbains et ruraux. Le système que nous déployons n'exclut personne et est accessible partout, que ce soit en milieu rural, dans les îles, les zones accidentées etc.
C’est pour nous un grand bond en avant que le Sénégal va faire à travers cette digitalisation, également du point de vue économique et social. Nous voulons pousser tous les acteurs à adopter cette transition digitale. Le plus gros défi, c’est que les gens s’approprient ce changement.
Pour en savoir plus sur la digitalisation de la paie, nous vous invitons à lire le rapport de Better Than Cash Alliance "Numérisation du paiement des travailleurs pour la relance économique et le travail décent".