Les IMF sont-elles confrontées à une crise de liquidités, et si oui lesquelles ?
Dans les premiers temps de la crise du coronavirus (COVID-19), Daniel Rozas a publié un billet remarqué sur la situation des liquidités dans les institutions de microfinance (IMF), qui reposait sur une analyse des données 2016 et 2018 du MIX Market. Grâce aux nouvelles données de l’enquête Global Pulse du CGAP sur les institutions de microfinance, nous sommes à présent en mesure d’actualiser cette analyse et les résultats sont frappants. Les données révèlent que les IMF ont globalement évité une crise de liquidités, mais aussi que leur situation dépend de la bonne volonté des investisseurs à refinancer les dettes arrivant à échéance (ou à en retarder le paiement). De plus, un grand nombre d’IMF ont maintenu leurs liquidités au prix d’un fort ralentissement de leurs opérations de prêt, parallèlement à la mise en place de moratoires sur les remboursements. Si cette stratégie perdure au-delà des premiers mois, elle risque de faire peser la pénurie de liquidités sur les populations à bas revenus auxquelles les IMF sont censées s’adresser et de remettre en cause leur propre viabilité.
Les IMF sont-elles dangereusement en manque de liquidités ?
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Dans un environnement marqué par une baisse des entrées de fonds due à l’arrêt de l’activité économique, combien de mois les IMF pourraient-elles survivre avant d’être à court d’argent ? Cette interrogation est, depuis plusieurs mois, au centre des discussions pour les bailleurs de fonds et responsables publics qui tentent d’anticiper les difficultés auxquelles les IMF devront faire face du fait de la pandémie et de mettre en place des mesures adaptées. Il a beaucoup été question à cet égard de la nécessité d’apporter des facilités de trésorerie aux IMF pour leur permettre de se maintenir à flot pendant la crise.
Grâce aux données de l’enquête du CGAP, nous pouvons mieux cerner l’ampleur de cet enjeu en comparant les moyens de trésorerie dont disposent les IMF (y compris en actifs liquides) à leurs dépenses à venir. Outre les décaissements de prêts, il faut se pencher sur trois principaux types de sorties de fonds : les dépenses d’exploitation ou de fonctionnement, qui regroupent toutes les dépenses nécessaires au fonctionnement d’une IMF, les retraits effectués par les déposants et les remboursements des emprunts qu'elle a elle-même contractés.
L’analyse la plus simple consiste à comparer le volume d’argent liquide et les dépenses de fonctionnement d’une IMF pour estimer la durée pendant laquelle celle-ci pourra continuer à fonctionner normalement avant de se retrouver à court d'argent. Ses résultats sont présentés dans le graphique ci-dessous, qui présente en vis-à-vis la première analyse effectuée par Daniel Rozas à partir des données avant la crise et celle que nous proposons aujourd’hui en exploitant des données actualisées (fin du mois d’avril 2020).
Les conclusions peuvent surprendre : globalement, la situation des IMF fin avril ne semblait pas s’être détériorée par rapport à avant la crise. Plus de la moitié (56 %) des IMF n’auraient pas de difficultés à couvrir une année entière d’opérations avec les fonds et les actifs liquides dont elles disposent. Cela correspond à une hausse de 10 points de pourcentage par rapport aux résultats de l’analyse des données MIX Market collectées avant la crise. Elles seraient 30 % à être en mesure de couvrir six mois d’opérations, contre 35 % auparavant.
Certes, un certain nombre d’IMF sont confrontées à des risques de liquidité : 14 % disposent de réserves qui leur permettent d’assurer leurs dépenses de fonctionnement pendant moins de trois mois, voire à peine un mois au maximum. Mais, dans les deux cas, ces deux pourcentages sont en réalité inférieurs à ceux observés avant la crise, ce qui signifie qu’il y a moins d’IMF exposées à un risque élevé de liquidité aujourd’hui que dans des conditions de marché plus normales.
D’où la question suivante : quelles sont les IMF les plus exposées à une pénurie de liquidités ? Et son corollaire : y a-t-il des schémas récurrents qui peuvent nous aider à mieux comprendre les facteurs de risque dans l’ensemble du secteur de la microfinance ?
On observe notamment des différences notables d’une région du monde à l’autre. Ainsi, environ 22 % des IMF en Amérique latine et Caraïbes et 14 % en Afrique subsaharienne disposent d’un volume d’actifs liquides inférieur à leurs prévisions de coût de fonctionnement à trois mois.
Cette situation s'explique dans les deux cas par des niveaux de dépenses d’exploitation bien plus élevés que dans les autres régions. Cela est en partie compensé en Afrique subsaharienne par un ratio liquidité/actifs qui est le plus élevé dans le monde. L’Amérique latine n’en bénéficie pas, ce qui explique son pourcentage supérieur d’IMF à court de liquidité.
Cependant, dans chaque région, un tiers au moins des IMF ont suffisamment de trésorerie pour assurer leurs dépenses de fonctionnement pendant un an. Et, dans trois d’entre elles, ce pourcentage atteint plus de 60 %.
La taille des IMF fournit aussi un élément d’analyse utile. Comme on pouvait s’y attendre, les institutions les plus grandes sont celles qui disposent des réserves les plus importantes. Seul un petit nombre d’entre elles se trouvent dans les situations les plus fragiles : 7 % des IMF détenant un portefeuille total d’actifs de plus de 100 millions de dollars disposent d’un volume d’actifs liquides inférieur à leur niveau de dépenses d'exploitation trimestrielles, tandis qu’environ 73 % peuvent continuer de fonctionner pendant un an ou plus sans apport supplémentaire de liquidités.
Les institutions de petite taille sont en revanche plus en difficulté : 18% d’entre elles n’ont pas suffisamment d’argent liquide pour couvrir un trimestre de dépenses de fonctionnement. Il en est de même pour 10 % des IMF de taille moyenne. Globalement, cependant, plus de la moitié des IMF dans chaque catégorie ont suffisamment de liquidités pour fonctionner pendant un an ou plus au niveau qui était le leur avant la crise.
Cette analyse doit cependant s’accompagner de deux réserves importantes. Premièrement, les dépenses de fonctionnement qui servent de référence correspondent à celles du premier trimestre 2020. Or, il est probable qu’un grand nombre d’IMF ont pris depuis des mesures pour réduire leurs dépenses, ce qui permettra d’alléger d’autant la pression sur leur trésorerie et d’allonger la durée de leurs réserves. Dans quelques semaines, nous disposerons de données sur les dépenses de fonctionnement pour le deuxième trimestre de 2020, ce qui nous permettra d’affiner notre analyse. Deuxièmement, celle-ci ne prend pas encore en compte les retraits sur dépôts ni les remboursements des emprunts contractés par les IMF, soit deux éléments qui contribueront à grever leur trésorerie et à raccourcir la durée de leurs réserves.
En incluant les remboursements de créances dus aux bailleurs de fonds, la situation apparaît sensiblement différente. Plus d’un quart (26 %) des IMF n’ont pas suffisamment de liquidités pour couvrir leurs coûts et leurs remboursements de dettes pendant trois mois, et près d’une sur cinq (19 %) pendant un mois seulement.
Quelles conséquences pour le secteur et pour les clients à bas revenus ?
La première conclusion à tirer est qu’il n’existe pas d’élément attestant d’une crise de liquidités généralisée parmi les IMF, du moins pas encore. Parce que de nombreuses institutions ont probablement opéré des changements pour réduire leurs coûts d’exploitation, on peut s’attendre à ce que la pression qui s’exercera sur leurs réserves soit allégée d’autant. Cela étant dit, dans un certain nombre d’IMF en Amérique latine et en Afrique subsaharienne, le volume de liquidités s’établit à un niveau dangereusement bas, et cette situation mérite d’être suivie de près. Lors du dernier cycle de l’enquête du CGAP, 29 % des IMF ont indiqué anticiper des problèmes de liquidité au cours des trois prochains mois.
Deuxième enseignement : une partie considérable du secteur reste exposée au risque de refinancement. Une IMF sur quatre pourrait être confrontée à des problèmes de liquidité si elle ne parvient pas à refinancer ses prêts auprès des bailleurs de fonds. Il incombe donc à la communauté des partenaires financiers de maintenir leurs financements en direction des IMF, et d'empêcher ainsi une crise des liquidités évitable.
Enfin, la question de la santé des IMF et de la situation de leurs clients reste entière. Disposer de liquidités n’est pas une fin en soi, mais le moyen indispensable qui procure aux IMF la viabilité nécessaire pour répondre aux besoins de leurs clients en toutes circonstances. Si les IMF décident de réduire leurs opérations de prêt pour préserver leurs réserves, elles consolideront effectivement leurs liquidités, mais en en privant les populations à bas revenus qu'elles sont censées servir. En voulant uniquement maximiser leur niveau de liquidités, elles amputeront leur activité principale, aux dépens de leur propre vitalité.
Cette baisse des prêts est clairement perceptible dans les premières conclusions tirées de l’enquête. Trois institutions sur quatre ont réduit leurs décaissements en raison de la pandémie, sachant que les deux tiers d’entre elles ont réduit de près de moitié leurs opérations de crédit par rapport à leur niveau normal d’activité. On comprend mieux dès lors la hausse des réserves de liquidité... Parallèlement, 69 % des IMF mettent en place des moratoires de remboursement. Les niveaux de liquidité dépendront donc de l’équation entre ces deux éléments, et in fine d’un facteur primordial : dans combien de temps les moratoires prendront-ils fin et quelle sera, alors, la tenue des taux de remboursement ? Jusqu’à présent, les IMF ont globalement été en mesure de consolider leurs liquidités.
Mais si leurs clients n’honorent pas le paiement différé de leurs remboursements, les prêteurs risquent d’être confrontés non seulement à des difficultés de liquidité, mais aussi à des problèmes de solvabilité. En outre, au-delà de la question des remboursements, quel sera l’état de la demande de crédit : va-t-on observer un rebond rapide à l’image de celui présenté récemment dans les Hrishipara Diaries (a) de Stuart Rutherford, ou assister au contraire à une atonie de la demande de prêts sur fond de stagnation des économies ?
Nous vous donnons rendez-vous prochainement pour un autre billet consacré aux enseignements de l’enquête Global Pulse du CGAP, dans lequel nous nous pencherons sur la qualité des portefeuilles des IMF en tentant de mettre en évidence les conséquences qui en découlent sur le plan de la solvabilité.
L'enquête Global Pulse du CGAP sur les institutions de microfinance est une initiative mondiale dont la réussite dépend de la participation des IMF du monde entier. Pour plus d'informations sur l'enquête, consultez le site www.cgap.org/pulse. Cette publication s’inscrit dans le cadre d’une série de billets intitulée Microfinance et COVID-19 : enseignements de l'enquête Global Pulse du CGAP. Nous y partagerons régulièrement nos plus récentes analyses des données de l'enquête.