Combien de temps les institutions de microfinance peuvent-elles tenir face à la pénurie de liquidités ? Ce que montrent les données
Tous les acteurs du secteur de l’inclusion financière sont préoccupés par la même question : la pénurie de liquidités. Plusieurs articles publiés sur ce site ont étudié le problème en profondeur. Le premier billet de notre série consacrée à cet enjeu a mis en évidence trois facteurs à l’origine du manque d’argent liquide, à savoir les retraits sur dépôts, les coûts d’exploitation et les créances arrivant à échéance, affirmant que ce dernier facteur était le plus inquiétant. Que disent les données à ce sujet ? Nous avons procédé à une analyse factuelle pour mesurer l’impact de ces trois facteurs sur les différents types d’institutions de microfinance (IMF) dans le monde.
Nous ne disposons actuellement pas de données sectorielles reflétant la situation. Comme tous les analystes. Mais nous pouvons avoir une idée assez précise de l’état des lieux en passant au crible les données collectées depuis de nombreuses années sur la plateforme MIX Market. Commençons par le plus simple et supposons qu’une IMF fonctionne dans un contexte d’arrêt total de l’activité économique en ne disposant que de ses réserves, c’est-à-dire sans aucun remboursement, aucun nouveau décaissement ni aucune autre entrée ou sortie de fonds. Combien de mois pourrait-elle survivre avant d’être à court d’argent ?
Graphique 1 : Liquidités disponibles, en nombre de mois, pour couvrir les opérations à 100 % de leur coût
Avant d’approfondir la réflexion, quelques remarques préliminaires. Le graphique 1 représente le volume de liquidités disponibles pour couvrir des opérations à 100 % de leurs coûts de fonctionnement en 2016 et en 2018. Même si les données de la plateforme MIX s’arrêtent pour l’essentiel en 2018, on voit bien qu’après 2016, la situation s’est fortement dégradée, avec de sérieuses lacunes dans les données notifiées. Mais l’analyse de l’origine de ces lacunes ne permet pas d’identifier un quelconque biais dans la distribution sur le plan des liquidités, des dépôts, des dépenses de fonctionnement et autres éléments qui seront au cœur de notre discussion. C’est pour cette raison que tous les graphiques suivants s’appuieront sur les données de 2016, plus solides. Mais l’on peut raisonnablement estimer que les deux années dressent l’une comme l’autre un tableau assez juste de la situation du secteur au début de la crise actuelle. Comme nous avons également supprimé les éléments manquants des séries de données de 2016, le graphique 2 représente le volume de liquidités disponibles pour toutes les IMF ayant notifié l’intégralité des informations en 2016 :
Graphique 2 : Liquidités disponibles, en nombre de mois, pour couvrir les opérations à 100 % de leur coût
L’exercice est révélateur : pratiquement la moitié des IMF (46 %) n’auraient aucun problème à couvrir un an d’opérations, tandis que 35 % seraient en mesure d’assumer au moins six mois de fonctionnement. Les situations les plus fragiles, avec des réserves couvrant au maximum deux mois de fonctionnement, concernent 19 % des institutions. D’autant, je le rappelle, que nous sommes dans l’hypothèse où l’IMF assume le coût total d’un fonctionnement normal, avec les commissions, les primes, les frais de déplacement et autres qui sont probablement bien moins importants quand le système est à l’arrêt. Dans les scénarios d’interruption de l’activité, les dépenses d’exploitation sont sans doute entre 20 et 30 % inférieures à la normale, sans baisse de salaire ni réduction de personnel.
Certes, ce type d’analyse a ses limites : si l’on peut supposer que les remboursements de dette aux investisseurs ont de fortes chances d’être provisoirement suspendus, une IMF de dépôt ne peut en aucun cas épuiser toutes ses réserves, au risque sinon de se retrouver incapable d’honorer les retraits de ses épargnants. Laissons cette question pour l’instant et concentrons-nous sur les IMF de crédit, qui sont ventilées dans le graphique 3 en fonction du total de leurs actifs et de leur région (l’Asie de l’Est-Pacifique et l’Afrique subsaharienne n’ayant pas suffisamment d’IMF de crédit uniquement, elles ne figurent pas dans le graphique).
Graphique 3 : Liquidités disponibles, en nombre de mois, pour couvrir les opérations à 100 % de leur coût (IMF de crédit uniquement)
Là encore, l’échelle de couleurs symbolise le nombre de mois de liquidités disponibles (toujours à 100 % des coûts) : le vert représente les IMF les plus résilientes et le rouge, les plus fragiles. Il apparaît très clairement que plus l’IMF est petite, moins ses réserves sont importantes : un tiers d’entre elles ne pourraient pas survivre plus d’un mois en cas d’arrêt total de l’activité. En Amérique latine, les IMF de crédit uniquement ont plus ou moins le même profil. À l’inverse, plus de la moitié des IMF les plus importantes (avec des actifs supérieurs ou égaux à 10 millions de dollars) pourraient facilement tenir au minimum neuf mois. La situation semble encore plus favorable en Asie du Sud, avec une proportion d’environ les deux tiers. Là encore, il s’agit d’IMF de crédit uniquement, qui n’ont pas à se préoccuper de conserver des liquidités pour honorer les retraits des déposants. Celles-là pourraient utiliser pratiquement toutes leurs réserves sans risque pour leur survie.
Mais qu’en est-il des IMF de dépôt ? Ces institutions doivent veiller à avoir suffisamment d’argent liquide pour continuer de fonctionner et, en même temps, avoir de quoi honorer les retraits. Pour analyser les données (graphique 4), nous avons utilisé une version adaptée du ratio liquidités/dépôts, en soustrayant dans un premier temps les dépenses couvrant trois mois de fonctionnement puis en regardant combien d’argent liquide serait encore disponible pour les déposants. Nous avons restreint l’analyse aux IMF dont les dépôts constituent une source importante de financement et représentent au moins 10 % du total des actifs.
Graphique 4 : Ratio liquidités/dépôts (ajusté) (liquidités soustraction faite de trois mois de dépenses de fonctionnement) / dépôts. Pour les IMF ayant un ratio dépôts/actifs > à 10 %
Comme pour les coûts de fonctionnement, l’analyse est relativement rassurante. Le graphique 4 montre que plus de la moitié des IMF peuvent assurer trois mois de frais de fonctionnement et avoir suffisamment de liquidités pour couvrir au moins 20 % des dépôts. Notre précédente analyse des dépôts et des liquidités avait montré qu’à l’exclusion d’une ruée sur les banques (provoquée par la crainte de faillites, une crise des devises ou autre), la plupart des IMF de dépôt ne devraient pas avoir trop de difficultés à autoriser leurs épargnants à retirer de l’argent liquide pour leurs dépenses de consommation courantes. Dans l’hypothèse où ces sorties de fonds représentent entre 5 et 10 % des dépôts, à peine plus d’un quart des IMF (26 %) rencontreraient des difficultés.
Graphique 5 : Ratio liquidités/dépôts (ajusté) (liquidités soustraction faite de trois mois de dépenses de fonctionnement)/dépôts. Pour les IMF ayant un ratio dépôts/actifs > à 10 %
Une analyse plus approfondie du graphique 5 révèle certaines différences qui méritent d’être soulignées. La figure de gauche montre que parmi les IMF les plus importantes, un nombre significativement moindre (19 %) d’entre elles seraient incapables d’honorer des retraits supérieurs à 10 %. La figure de droite ventile les données par région : l’Asie du Sud se distingue comme étant dans une situation particulièrement risquée, puisque plus de la moitié des IMF (55 %) sont incapables d’atteindre ce seuil. Ailleurs, les variations sont relativement plus faibles (les pays de la région MENA ne sont pas représentés, faute d’un nombre suffisant d’IMF de dépôt).
Passons au troisième et dernier facteur du manque de liquidités : le remboursement de créances arrivées à échéance. Nous avons procédé à deux ajustements pour modéliser le risque d’illiquidité : en plus de soustraire trois mois de dépenses de fonctionnement, nous avons mis de côté, pour les IMF de dépôt uniquement, des réserves supplémentaires pour couvrir 10 % des retraits. Cela nous permet de mesurer le volume de dettes pouvant être assumé avec les liquidités restantes. Le graphique 6 présente les résultats de ce ratio liquidités/créances ajusté pour les IMF de crédit uniquement et les IMF de dépôt.
Graphique 6 : Ratio liquidités/créances ajusté
Ici, la situation est plus inquiétante que ce que révélait l’analyse des deux premiers facteurs de la pénurie de liquidité. Parmi les IMF de crédit uniquement (figure de gauche), un bon 25 % ne parviendraient pas à couvrir un remboursement de dette et 19 % seulement auraient de quoi couvrir plus de 30 % des remboursements de créances. Le précédent article de cette série indiquait qu’en moyenne, plus d’un quart des dettes étaient remboursées tous les six mois. Si ces remboursements devaient effectivement se concrétiser, une grande majorité d’IMF seraient confrontées à une crise de liquidité.
La situation semble moins grave pour les IMF de dépôt (figure de droite) : 26 % ne parviendraient pas à satisfaire une demande de remboursement mais auraient encore de quoi assurer les coûts de fonctionnement et les dépôts. À l’inverse, 48 % ont suffisamment de liquidités pour couvrir au moins 30 % des remboursements tout en pouvant encore faire face aux coûts de fonctionnement et aux dépôts. Notons cependant qu’il s’agit là de normes minimales ; en période de crise, une IMF de dépôt est censée maximiser son volume de liquidités et non viser un seuil minimal. De sorte qu’à moins d’être suffisamment couvertes et de n’être menacées par aucun risque de pénurie d’argent liquide même dans le pire des scénarios, les IMF auraient tout intérêt à limiter, quand c’est possible, les remboursements de créances.
Prises ensemble, ces analyses montrent clairement que le problème de liquidités n’est pas identique pour toutes les IMF. Les risques diffèrent en fonction des profils et des besoins de chaque institution. Un grand nombre d’entre elles disposent d’un volume conséquent d’argent liquide et pourraient supporter même la pire des crises sans fragiliser leur niveau de liquidités. Mais d’autres auront besoin d’une aide importante — et sur mesure.
Faire le tri
Comme dans un service d’urgence à l’hôpital, la fourniture de liquidités va exiger de procéder à un tri. Déjà, il faut s’assurer que les remboursements de créances ne créent pas une crise de liquidités à part entière. Cette suspension n’a rien à voir avec un moratoire pur et simple : les IMF qui ont des réserves abondantes pourraient envisager de rembourser une partie de leurs créances excédentaires, surtout si la demande de nouveaux prêts semble orientée à la baisse. Mais surtout, la décision de rembourser (ou de ne pas rembourser) les créances doit être prise en fonction des besoins des IMF et non pas de ceux des investisseurs. Ira Lieberman et Paul DiLeo ont détaillé une proposition tout à fait intéressante pour organiser au mieux un moratoire de ce type et des discussions sont en cours parmi les investisseurs.
Un rééchelonnement efficace de la dette devrait répondre aux attentes de la plupart des IMF tout en leur permettant de traverser la crise. Mais cela ne sera pas le cas de toutes. Un nombre conséquent d’IMF n’avaient que peu de liquidités au début de la crise, certaines ne pouvant pas couvrir plus de quelques mois de fonctionnement ou uniquement des retraits extrêmement modestes. S’il paraît normal de les aider, il est aussi légitime de s’interroger sur les raisons expliquant un niveau aussi faible de réserves, surtout pour les IMF de dépôt. Au-delà d’une aide d’urgence mesurée pour quelques mois, certaines devront faire l’objet d’une évaluation approfondie pour s’assurer que les fonds accordés pour affronter la crise ne servent pas à compenser les erreurs de fonctionnement d’IMF mal gérées. Nous devons accepter l’idée que ces institutions-là ne survivront probablement pas à la crise.
Et maintenant ?
Autrement dit, les débats autour de la question des liquidités doivent porter avant tout sur la destination prévue des fonds. Ainsi, IFC a déjà annoncé une hausse conséquente de ses financements d’urgence, dont un volume substantiel destiné aux institutions financières. Mais où cet argent ira-t-il ? Une piste utile pourrait consister à soutenir les efforts de préservation des liquidités d’autres institutions. Le coût de la couverture en devises fait partie des risques forts associés à la prolongation des délais de remboursement et la restructuration des créances — lorsqu’une grande partie des prêts sont libellés dans une monnaie étrangère. Avec le renchérissement de ces coûts sous l’effet d’un contexte financier volatil, mieux vaut éviter à une IMF d’avoir à choisir entre la hausse considérable du coût de couverture et le remboursement d’un prêt qui aurait pour effet d’éroder son volume de liquidités, pourtant vital. Les organisations de financement du développement peuvent et doivent prendre leur part en subventionnant des contrats de couverture à travers le fonds TCX (principal fournisseur de produits de couverture du risque dans le secteur) pour préserver la stabilité des coûts liés à la prolongation des délais de remboursement et à la restructuration des créances.
L’injection d’argent frais sera probablement indispensable dans d’autres secteurs, à commencer, bien sûr, par les ménages eux-mêmes, touchés de plein fouet par l’effondrement de leurs revenus. Les aides en espèces sont parfaitement adaptées à leur cas et devraient être étendues dans toute la mesure du possible. Les IMF peuvent se révéler utiles pour acheminer ces fonds. Mais accorder des prêts d’urgence à des ménages qui, du moins pour l’instant, ne seront pas en mesure de les rembourser, ne fait pas partie de la mission normale d’une institution financière. Dans ce contexte, l’accent doit au contraire être mis sur la préservation des capacités institutionnelles à honorer les retraits des déposants et à être en mesure, s’il y a lieu, de prêter de l’argent : aux PME opérant dans la chaîne alimentaire, aux agriculteurs souhaitant ensemencer leurs champs, aux dispensaires en quête de fournitures critiques. Mais ces besoins doivent être clairement identifiés et les IMF pouvant accorder ce type de prêts doivent, au besoin, bénéficier de financements additionnels.
Inonder les institutions financières de liquidités uniquement parce que nous sommes en crise n’est pas la solution — surtout si l’essentiel de cet argent sert à rembourser des créances auprès d’autres investisseurs.
Dernier point : toute cette analyse repose sur des éléments qui remontent à quatre ans. Des données actualisées, reflétant la réalité du marché, seront indispensables pour prendre des décisions concernant tel ou tel secteur et telle ou telle institution. Au sein de la plateforme e-MFP, nous sommes prêts à accompagner la collecte et le partage de ces données pour informer les acteurs. En attendant, nous sommes convaincus que cette analyse peut servir de trame utile pour réfléchir aux enjeux complexes et aux arbitrages à venir.