WhatsApp et algorithmes : comment financer les agriculteurs d'Afrique de l'Est
Bram Willem van den Bosch est le PDG et co-fondateur de la Fintech Emata. Il a plus de dix ans d'expérience dans la finance et la technologie. Bram a occupé divers postes pour UBS et ING Bank dans la banque d'investissement et la gestion d'actifs aux Pays-Bas, en Russie et en Suisse, dont quatre ans de financement agricole dans les marchés émergents. Avant de co-fonder Emata, Bram était directeur général de la société de technologie financière Laboremus Uganda, qui crée des solutions de technologie financière pour les banques en Europe et en Afrique de l'Est.
Lillian Nassanga est la cheffe de produit d'Emata. Elle a plus de six ans d'expérience en développement de logiciels, dont cinq en fintech. Avant de devenir cheffe de produit, Lillian était développeuse senior de logiciels.
Portail FinDev : En Afrique subsaharienne, l'agriculture représente environ 60% des emplois et 18% du PIB, mais seulement 3% des prêts. Comment expliquez-vous cet écart ? En quoi cette situation vous a-t-elle inspirés pour créer Emata ?
Bram Willem van den Bosch : Il y a un certain nombre de raisons qui expliquent le déficit de crédit pour les agriculteurs en Afrique de l'Est. Tout d'abord, les normes d'éligibilité et de souscription sont trop strictes. Les banques en Ouganda et dans toute l'Afrique de l'Est exigent des garanties et une preuve formelle de revenu, deux documents que la plupart des petits agriculteurs ne sont pas en mesure de fournir puisqu'ils sont des travailleurs indépendants. Et puis il y a le problème de l'efficacité. La plupart des banques de la région ne sont pas assez efficaces pour tirer profit des petits prêts dont les agriculteurs ont besoin, et elles mettent également trop de temps à approuver les prêts. Souvent, les agriculteurs reçoivent l'argent de leur prêt longtemps après la fin de la saison.
Nous avons observé certains de ces problèmes directement lorsque nous travaillions chez Laboremus Ouganda, une société de logiciels qui crée des technologies financières pour des clients d'Afrique de l'Est. Nous avons passé beaucoup de temps à encourager les banques à passer au numérique et à innover afin qu'elles puissent atteindre les clients des zones rurales. Cependant, nos efforts se sont avérés frustrants, et après quelques années, nous avons décidé de relever ce défi nous-mêmes en créant une nouvelle entreprise de technologie financière qui se concentrerait sur les agriculteurs et leurs coopératives. C'est ainsi qu'Emata a été créée en 2017. Afin d'atteindre l'efficacité nécessaire pour travailler avec ce secteur, nous avons opté pour un modèle à faible valeur - grand volume, parfait pour l'automatisation.
Portail FinDev : Emata propose des prêts abordables aux agriculteurs membres de coopératives ou d'agrégateurs, en combinant les données des coopératives avec des analyses de risque avancées pour s'assurer que chacun des agriculteurs se voit proposer des produits de prêt sur mesure. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette notation de crédit alternative ?
Bram : Comme mentionné précédemment, l'une des principales raisons pour lesquelles les banques ont du mal à servir les agriculteurs est leurs normes d'éligibilité strictes. Notre modèle alternatif de notation de crédit aide à résoudre ce problème et est l'une des caractéristiques fondamentales de notre entreprise. Plutôt que d'utiliser des garanties pour déterminer qui peut emprunter, nous utilisons les données. Il ne s'agit pas d'avoir une grande ferme ou d'avoir tous les documents, il s'agit de ce que l'on peut voir dans les données : cet agriculteur est-il fiable ?
Il n'y a pas de réponse unique quant à la façon dont nous procédons, car nos algorithmes de notation de crédit diffèrent selon le type d'agriculture. Pour les producteurs laitiers, par exemple, nous suivons des paramètres tels que les enregistrements de livraison, tandis que pour les producteurs de café ou d'autres cultures, nous examinons davantage les caractéristiques des terres agricoles.
Plutôt que d'utiliser des garanties pour déterminer qui peut emprunter, nous utilisons les données. Il ne s'agit pas d'avoir une grande ferme ou d'avoir tous les documents, il s'agit de ce que l'on peut voir dans les données : cet agriculteur est-il fiable ?
Portail FinDev : Outre le financement individuel des agriculteurs, vous fournissez également un logiciel qui aide les coopératives et les agrégateurs à mieux gérer leurs opérations quotidiennes. Comment ce logiciel les aide-t-il ?
Lillian Nassanga : Emata fournit un outil de collecte de données qui aide les coopératives et les agrégateurs à suivre l'approvisionnement qu'ils reçoivent des agriculteurs, à fixer les prix des produits et à gérer les paiements des agriculteurs. Le système aide à maintenir la transparence en envoyant des SMS automatisés entre les agriculteurs et les transporteurs qui livrent le lait aux coopératives, avec lds informations sur la quantité et le prix de livraison. Les feuilles de paiement des agriculteurs sont générées automatiquement, ce qui fait gagner beaucoup de temps à nos partenaires, car il leur fallait auparavant trois à quatre jours complets toutes les deux semaines pour calculer combien chaque agriculteur devait être payé.
Au-delà de la gestion quotidienne, Emata fournit également aux coopératives et aux agrégateurs des données de performance, afin qu'ils puissent avoir une vue de haut niveau en temps réel sur les performances de leur organisation. Le tableau de bord peut leur montrer les chiffres de production globaux, quels agriculteurs produisent le plus et quelles périodes ont le plus de livraisons. Auparavant, ce type de données pouvait prendre beaucoup de temps à recueillir et à analyser, et les décisions nécessaires pouvaient être retardées. Désormais, grâce aux données fournies par notre système, les membres du conseil d'administration de la coopérative peuvent décider où ils doivent investir davantage en tant qu'organisation, par exemple dans plus de glacières pour les laiteries ou dans l'ouverture de nouveaux hubs régionaux.
Portail FinDev : Vous fournissez ce logiciel gratuitement. Quel est votre modèle économique ?
Bram : Dans la région, le marché des logiciels est beaucoup plus réduit que le marché des prêts. Les budgets informatiques de la plupart des institutions limitent le montant d'argent qu'elles peuvent consacrer aux logiciels. Dans le même temps, les habitants des zones rurales sont habitués à payer des taux d'intérêt incroyablement élevés sur les prêts. Notre modèle économique essaie donc de faire d'une pierre deux coups, en résolvant ces deux problèmes à la fois. En offrant des prêts à des taux d'intérêt beaucoup plus bas, nous aidons à résoudre le problème des taux d'intérêt élevés dans les zones rurales. Nous sommes en mesure de réaliser des bénéfices en atteignant une échelle avec un volume élevé de prêts. Et en incluant notre logiciel gratuitement, nous nous assurons que toutes les parties avec lesquelles nous travaillons peuvent utiliser cet outil, même si elles n'ont pas les moyens de l'acheter.
Portail FinDev : Quels ont été les principaux défis que vous avez rencontrés lors du développement d'Emata ?
Lillian : Nous avons beaucoup appris de notre premier pilote, car nous l'avons développé en pensant comme une fintech, sans tenir compte des besoins du consommateur. Nous avons conçu une application trop lourde, nécessitant une installation et une formation spécifique. Nous nous sommes vite rendu compte qu'il fallait simplifier et s'appuyer sur des applications que nos clients savaient déjà utiliser, comme WhatsApp. Grâce à des partenariats avec des coopératives et des agrégateurs, nous avons pu en apprendre davantage sur les comportements de nos clients potentiels et faire les ajustements nécessaires.
Le manque d'accès aux smartphones et à Internet a également été un défi. Pour pallier le manque de smartphones, nos partenaires (coopératives et agrégateurs) nous aident à nous coordonner avec les agriculteurs, qui s'appuient sur les SMS. Pour résoudre les problèmes de connectivité dans les zones rurales, nous avons dû innover pour permettre à l'application de fonctionner également hors ligne.
Un autre défi auquel nous avons été confrontés était que certaines coopératives n'avaient pas tout le matériel nécessaire pour tirer parti du logiciel. Par conséquent, nous avons dû travailler avec des partenaires pour fournir du matériel à ces coopératives et les soutenir alors qu'elles commençaient à utiliser à la fois le matériel et les logiciels.
Portail FinDev : Vous avez remporté CATAPULT : inclusion Africa 2021 de The LHoFT et vous avez été sélectionné pour le programme d'accélération Plug and Play de la Silicon Valley. Quelle est la prochaine étape et quels sont les domaines prioritaires clés pour Emata ?
Lillian : Il se passe beaucoup de choses pour nous. Tout d'abord, nous professionnalisons notre base de financement pour attirer des capitaux commerciaux et une profondeur qui nous aideront à accélérer notre croissance en tant qu'entreprise.
Nous nous concentrons sur trois objectifs pour soutenir notre croissance :
- Nous poursuivrons notre déploiement dans les produits laitiers. Le mois dernier, nous avons ouvert notre premier bureau régional dans la région sud-ouest de l'Ouganda, où nous avons plus d'une centaine de coopératives qui nous attendent, et nous aimerions faire de même à travers le pays. Nous travaillons actuellement avec 15 coopératives laitières et il y a environ 400 coopératives en Ouganda.
- L'année prochaine, nous étendrons nos activités aux cultures vivrières. Nous avons des partenariats en cours pour commencer à travailler avec les producteurs de graines oléagineuses, les producteurs de maïs et les producteurs de café.
- En regardant plus loin dans l'avenir, nous souhaitons nous développer dans d'autres pays d'Afrique de l'Est. Mais nous gardons ça pour 2023 !
Félicitations et courage vraiment.
Les IFs doivent s'adapter si elles veulent rester pertinentes - en rendant les crédits plus rapides, plus simple et plus accessibles. Cette transformation commence par le montage numérique des prêts. La numérisation offre une grande opportunité de stimuler le processus d’inclusion financière tout en offrant aux clients une expérience plus rationnelle et plus satisfaisante.
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