Combattre les normes de genre restrictives au Pakistan
Roshaneh Zafar est la fondatrice et directrice générale de Kashf Foundation. Elle a créé Kashf après avoir rencontré le Dr. Muhammad Yunus de la Grameen Bank. Roshaneh Zafar a reçu de nombreux prix et distinctions pour ses contributions dans le domaine de l'entrepreneuriat social et du développement des femmes.
Les raisons derrière la création de la première organisation ciblant les femmes au Pakistan
Portail FinDev : Félicitations à Kashf Foundation, finaliste du Prix européen de la microfinance 2022, consacré à l'inclusion financière au service des femmes. Lorsqu'elle a été créée en 1996, Kashf Foundation était la première organisation de microfinance ciblant les femmes au Pakistan. Qu'est-ce qui vous a poussé à faire un tel bond en avant ?
Roshaneh Zafar : Ce sont les milliers de femmes des communautés rurales et isolées du Pakistan qui m'ont inspirée. Quand j’occupais l'un de mes premiers emplois à la Banque mondiale au Pakistan, j'ai eu l'occasion de rencontrer beaucoup d’entre elles et j'ai réalisé qu'elles avaient les mêmes aspirations que n'importe quelle autre femme, quel que soit son milieu d'origine. Elles voulaient offrir un meilleur avenir à leurs enfants. Cependant, elles n'avaient pas d'opportunités économiques. J'ai compris que tant que les femmes n'auraient pas de moyens économiques à leur portée, il n'y aurait pas de véritable changement.
Puis j'ai eu l'occasion de rencontrer le Dr Muhammad Yunus, de la Grameen Bank, et d’étudier les activités de la Grameen Bank au Bangladesh. C'est à ce moment-là que j'ai décidé de créer Kashf Foundation, avec pour conviction que les femmes représentaient une formidable opportunité en matière de lutte contre la pauvreté et de solutions durables. Elles sont activement impliquées dans la gestion financière de leur foyer, elles tiennent le budget des dépenses, des factures de services publics et des frais de scolarité des enfants et, surtout, elles gèrent des petites entreprises depuis chez elles pour subvenir aux besoins de leur famille. Soutenir les objectifs des femmes est bénéfique pour tous.
Ce sont les milliers de femmes des communautés rurales et isolées du Pakistan qui m'ont inspirée… J'ai compris que tant que les femmes n'auraient pas de moyens économiques à leur portée, il n'y aurait pas de véritable changement
Combattre les normes patriarcales avec des programmes de formation et des actions de plaidoyer social
Portail FinDev : Bien que Kashf Foundation soit une institution de microfinance, votre travail va bien au-delà de l’offre de services financiers aux femmes : il comprend plusieurs programmes de formation, ainsi que des activités de plaidoyer social visant à sensibiliser le public à différentes questions importantes pour les femmes. Comment ces services non financiers ont-ils vu le jour ?
Roshaneh Zafar :
Les services financiers ne peuvent à eux seuls changer les attitudes et les normes qui entravent les femmes. Par exemple, les prêts accordés aux femmes pour créer leur entreprise seraient ensuite utilisés par les hommes de la famille, car dans une société patriarcale comme le Pakistan, ce sont les hommes qui détiennent le pouvoir de décision.Les recherches menées auprès des clientes de Kashf ont mis en évidence les principaux facteurs limitants auxquels les femmes sont confrontées :
- Un faible niveau d'éducation et de confiance en soi, qui conduit les femmes à éviter les risques en contractant des prêts plus modestes et en se limitant à certains secteurs d'activité ;
- Une exposition limitée aux marchés, ce qui réduit leur capacité à adapter leurs produits à la demande du marché, à accéder à des matières premières moins chères et à vendre leurs produits à des prix plus élevés ;
- Une forte dépendance à l'égard des membres masculins de la famille en raison d'une mobilité restreinte et d'un pouvoir de décision plus faible ;
- La charge importante des tâches domestiques non rémunérées, qui limite le nombre d'heures qu'elles peuvent consacrer au travail et à la production ;
- Un accès limité aux infrastructures de soins de santé en raison des contraintes socio-économiques et du traitement préférentiel accordé aux hommes.
Les services non financiers sont donc nécessaires pour lutter contre les normes et pratiques patriarcales qui aggravent les difficultés auxquelles les femmes sont confrontées. La discrimination systémique dont les femmes font l’objet à tous les niveaux limite leurs progrès économiques, sociaux et politiques. Si le statut des femmes varie considérablement selon les classes sociales et les régions, les femmes restent néanmoins désavantagées à tous les niveaux par rapport à leurs homologues masculins.
Portail FinDev : Comment les programmes de plaidoyer social de Kashf tentent-ils de lutter contre ces normes restrictives liées au genre qui sont encore très répandues au Pakistan et qui limitent la vie de nombreuses femmes ?
Roshaneh Zafar : Le plaidoyer est un élément clé de l'approche « microfinance + » de Kashf ; nous utilisons différents médias pour mettre en avant un certain nombre de questions sociales et créer un dialogue et une prise de conscience chez les différentes parties prenantes.
Au niveau de la communauté, Kashf mène des actions de sensibilisation aux questions sociales par le biais de représentations théâtrales participatives avec les clients et les membres de leur famille. Par le passé, nous avons par exemple abordé l'importance de l'éducation des filles, la lutte contre le mariage des enfants, l'héritage des femmes, l'importance de l'épargne et les stratégies de prévention du COVID-19.
Au niveau du grand public, Kashf est le seul prestataire de microfinance au Pakistan à avoir utilisé la télévision pour aborder des questions telles que l'âge du mariage, les abus sexuels sur les enfants, les agressions à l'acide, la violence domestique, la traite des êtres humains et la santé mentale. Ces émissions ont été largement saluées par la critique et le public, car elles mettent en lumière la contribution économique et sociale des femmes et créent des modèles féminins.
Par exemple, la série télévisée Udaari, diffusée en 2016, visait à sensibiliser le public à la prévalence de la maltraitance des enfants dans le pays. Après la diffusion de l'émission, nous avons commandé une étude d'impact qui a révélé que la série avait aidé les téléspectateurs, et en particulier les enfants victimes d'abus sexuels, à prendre conscience que les fautifs étaient les auteurs des abus – et non les victimes – et que ceux-ci devaient être punis. Elle a redonné du pouvoir aux victimes pour leur permettre d'aller de l'avant. Elle a également aidé de nombreuses femmes à se sentir plus à l'aise pour parler de ces questions et pour prendre des mesures préventives, comme parler à leurs enfants et les éduquer en matière d'abus sexuels.
Nous avons mis en place un programme de formation au leadership pour les femmes, qui vise à combler les lacunes spécifiques des femmes en matière de leadership, notamment pour ce qui touche à la confiance en soi, la prise de décision et la négociation, dans le but de doter le personnel de la confiance et des compétences techniques nécessaires pour accéder à des promotions et évoluer.
Soutenir la carrière et le leadership des femmes dans le monde du travail
Portail FinDev : En tant qu'organisation prônant le changement au sein de la société et l'égalité des sexes, Kashf Foundation a pour priorité de s'efforcer de respecter ces valeurs en interne. Pouvez-vous nous expliquer comment vous procédez ?
Roshaneh Zafar : Nous utilisons différents moyens pour lutter contre les normes de genre restrictives au sein de l'organisation. Nous avons mis en place un programme de formation au leadership pour les femmes, qui vise à combler les lacunes spécifiques des femmes en matière de leadership, notamment pour ce qui touche à la confiance en soi, la prise de décision et la négociation, dans le but de doter le personnel de la confiance et des compétences techniques nécessaires pour accéder à des promotions et évoluer. Nous procédons également à un examen annuel de notre système de rémunération et de gestion des performances afin d'éliminer les biais d'évaluation intrinsèques susceptibles de désavantager les femmes.
Les contraintes de mobilité sont un autre problème majeur qui limite la participation des femmes au marché du travail, car les normes culturelles restrictives et le manque de moyens de transport abordables et sûrs rendent difficile pour les femmes de quitter leur domicile. Pour remédier à ce problème, Kashf propose des prêts sans intérêt aux employées pour l'achat d'une moto ou d'un scooter, ainsi que des séances de formation à la conduite, à la sécurité routière et à l'obtention d'un permis de conduire.
À certaines étapes de leur vie, telles que le mariage et la maternité, il est souvent difficile pour les femmes de poursuivre leur carrière. Pour les aider à faire face à ces changements, à rester actives et à évoluer dans leur vie professionnelle, Kashf propose des congés de maternité et de paternité rémunérés, des services de garde d'enfants au niveau des agences, des services de conseil et des programmes spéciaux tels que « Pas sans ma belle-mère » pour les employées qui se marient. Dans le cadre de ce programme, les futurs beaux-parents se rendent chez Kashf pour une séance d'orientation et une présentation des membres du personnel autour d'un thé, ce qui permet à la nouvelle famille de découvrir la culture et l'environnement du lieu de travail et de s'y sentir à l'aise. Des horaires de travail flexibles, une structure résidentielle et une politique de travail à domicile sont également prévus pour soulager le personnel lorsqu'il est confronté à des problèmes d’équilibre entre vie professionnelle et vie privée.
À suivre : nouveaux produits d'épargne, résilience des femmes face au changement climatique, et bien plus
Portail FinDev : Quelles sont les perspectives pour Kashf Foundation ? Comment allez-vous utiliser la dotation du Prix européen de la microfinance ?
Roshaneh Zafar : L’un des points qui nous tient à cœur pour l’avenir est l'épargne. Nous sommes en train de concevoir un nouveau produit d'épargne basé sur les habitudes d'épargne des femmes. Nos clientes mettent souvent de côté une partie de leurs petits revenus irréguliers pour réaliser des investissements plus importants dans leur entreprise ou dans l'avenir de leur famille.
C'est pourquoi nous développons un produit d'épargne associé à des objectifs, qui incitera les femmes à épargner plus fréquemment.Nous étudions également les moyens de renforcer la résilience des femmes face au changement climatique, de générer des emplois et des revenus pour les jeunes chômeurs et d'offrir davantage d'opportunités aux femmes artisans. Il reste beaucoup à faire pour remplir la mission que nous nous sommes donnée : réduire la pauvreté et aider les femmes à devenir des agents actifs du changement social et économique !