Quel rôle pour les bailleurs de fonds ? Pistes d’action face à l’impact financier de la pandémie sur les pauvres
Cet article a été publié initialement sur le blog du CGAP.
La pandémie de COVID-19 (coronavirus) frappe particulièrement durement les plus démunis. Alors que plus de la moitié de la population mondiale est actuellement confinée, de nombreux pauvres — dont la plupart travaillent dans l’économie informelle — ont perdu leurs sources de revenu. Beaucoup n’ont pas d’endroit sûr où se mettre en quarantaine, la plupart n’ont pas suffisamment d’épargne pour stocker des vivres et des fournitures et certains n’ont même pas accès aux services de base, comme de l’eau pour se laver les mains. « Le manque d’accès à l’eau courante et à des aliments nutritifs ainsi que le délabrement de l’habitat dans les communautés pauvres expliquent que les consignes recommandant de se laver les mains, de se nourrir correctement et de s’auto-isoler spontanément ne peuvent être respectées que par les populations privilégiées » , déplore ce médecin de Manille. Et les prévisions sont pour le moins inquiétantes : pour Oxfam, 500 000 personnes de plus, au bas mot, pourraient basculer dans la pauvreté à cause de l’impact économique du coronavirus ; le Programme alimentaire mondial affirme que la pandémie met en péril la sécurité alimentaire des communautés les plus démunies du monde ; et les Nations Unies redoutent « la persistance d’effets négatifs sur les plus pauvres pendant de longues années ».
« Face à des questions de vie ou de mort, à l’image de la pandémie de COVID-19, la priorité accordée aux enjeux financiers peut sembler déplacée. Mais pour les pauvres du monde entier, les conséquences financières de cette crise risquent d’être dévastatrices et ce, à très court terme. »
Face à des questions de vie ou de mort, à l’image de la pandémie de COVID-19, la priorité accordée aux enjeux financiers peut sembler déplacée. Mais pour les pauvres du monde entier, les conséquences financières de cette crise risquent d’être dévastatrices et ce, à très court terme. En tombant malades ou parce que la demande pour leurs services disparaît avec l’arrêt des entreprises, les pauvres risquent de perdre le revenu de leur travail. Le nombre de personnes dépendant des aides publiques va exploser, si tant est que des dispositifs de protection sociale existent. Les remboursements des emprunts vont prendre du retard et les institutions de microfinance (IMF) risquent de voir leur solvabilité menacée. Les remises migratoires, qui constituent souvent une bouée de sauvetage pour les pauvres, vont certainement diminuer puisque les expatriés perdent eux aussi leurs sources de revenu et n’ont plus les moyens d’envoyer de l’argent chez eux. Le Fonds international de développement agricole (FIDA) anticipe une diminution des transactions en numéraire de 40 à 85 % pour les opérateurs situés dans les marchés européens confinés, précisant dans une note que « même les entreprises travaillant par voie électronique connaissent de graves difficultés, parce que les personnes qui envoient des fonds hésitent à piocher dans leurs économies tant que leur devenir professionnel n’est pas assuré ». Pour les bénéficiaires, les possibilités de retirer l’argent se restreignent, les points d’accès ayant fermé ou n’ayant plus suffisamment de liquidités. Avec la désorganisation des chaînes d’approvisionnement alimentaire, les prix vont flamber, en particulier dans les zones non agricoles.
Du Pérou aux Philippines, les gouvernements tentent d’atténuer le traumatisme financier des pauvres en augmentant les prestations sociales. Une soixantaine de pays étendent leurs dispositifs grâce à des allocations ponctuelles, en renforçant les programmes existants ou en déployant de nouveaux programmes. La Colombie et le Pakistan mettent ainsi en place des transferts monétaires de l’État aux particuliers (ou « G2P » pour government-to-person) couvrant de vastes pans de leur population. Pour distribuer les fonds, ils s’appuient surtout sur des infrastructures de paiement électronique, auxquelles la communauté de l’inclusion financière s’intéresse depuis longtemps. Et les opérateurs privés s’efforcent également, avec l’aval des pouvoirs publics, de faciliter ces transactions : au Kenya, Safaricom a ainsi réduit les coûts de transaction pour les transferts de personne à personne et relevé la limite journalière autorisée ; de leur côté, de nombreuses banques aux Philippines ajustent leurs délais de remboursement et annulent les coûts frappant les transactions numériques.
Les secteurs public et privé ne sont pas les seuls à agir : les partenaires du développement passent eux aussi à la vitesse supérieure pour évaluer la réponse à apporter. Alors que leurs pays et leurs institutions sont touchés par la pandémie, les bailleurs de fonds étudient des solutions pour redéfinir et réorienter leurs efforts dans le but d’atténuer les conséquences négatives de cette crise. Si les systèmes de finance inclusive font bien partie de la solution, les donateurs ont souvent du mal à comprendre comment adapter au mieux leurs interventions au contexte. Pour enrichir les réflexions, le CGAP vient d’organiser un webinaire d’échange sur les besoins des donateurs, qui a réuni plus de 100 partenaires de l’inclusion financière. Plusieurs pistes ont émergé sur la manière dont la communauté doit appréhender cette crise sans précédent ainsi que sur les axes d’intervention.
1. Tirer les leçons du passé tout en sachant que la crise actuelle ne ressemble pas aux précédentes. Les précédents épisodes critiques peuvent fournir de précieux enseignements sur ce qu’il convient de faire et de ne pas faire, tout en ayant bien conscience que l’ampleur de la pandémie de COVID-19 ne ressemble à rien de ce que nous avons déjà connu. Comme l’ont souligné un certain nombre d’experts, dont la directrice du CGAP, Greta Bull, et la directrice générale du CFI, Mayada El-Zoghbi, il ne s’agit pas d’un phénomène local, comme peut l’être un tremblement de terre, ou régional, à l’image des flux de réfugiés. Le monde entier est touché. Surtout, l’impact va bien au-delà des urgences sanitaires immédiates : les répercussions du confinement et de la maladie mettent à mal les moyens de subsistance dans tous les secteurs : du commerce de détail à l’agriculture, en passant par les industries manufacturières et l’hôtellerie. Cette crise ne se résoudra pas grâce à un simple « copier-coller » des solutions existantes. Mais le secteur de l’inclusion financière a tiré des leçons des crises précédentes. Le CGAP les a réunies afin d’apporter des éléments sur les solutions qui se sont révélées efficaces et sur les problèmes spécifiques qui se posent aujourd’hui.
2. Disposer de solides infrastructures de paiement électronique pour acheminer rapidement et efficacement l’argent vers ceux qui en ont besoin. De nombreux gouvernements ayant tendance à se tourner vers les prestations sociales comme première ligne de défense financière en cas de crise, les dispositifs numériques vont jouer un rôle central pour amortir le choc sur les pauvres. En la matière, l’expérience prouve tout l’intérêt des paiements électroniques, qu’il s’agisse de la distribution de cartes prépayées aux victimes des inondations au Pakistan en 2010 ou de la transition opérée par les acteurs du développement en faveur de transferts directs d’argent par voie électronique, au détriment de la distribution de biens en nature, dans les situations post-catastrophe. Les canaux numériques peuvent accélérer l’acheminement des fonds aux victimes, mais aussi à ceux qui s’emploient à atténuer la crise. Une étude de cas de Better Than Cash Alliance (BTCA) a montré comment le paiement dématérialisé des intervenants en première ligne dans la lutte contre Ebola, en Sierra Leone, avait permis d’éviter une grève et, partant, de sauver des vies. Plus récemment, Bankable Frontier Associates Global (BFA Global) a montré comment les livreurs payés à la tâche par des plateformes en ligne avaient contribué à améliorer la réponse de la ville de Wuhan face à la pandémie en transportant des denrées essentielles au domicile des familles confinées.
« Le moment est venu pour les donateurs, au vu notamment des restrictions de déplacement, de participer à la consolidation de leurs investissements pour pouvoir tirer pleinement parti des systèmes de paiement électronique dans les pays en développement. »
Tous ces exemples soulignent l’utilité profonde d’infrastructures de paiement électronique solides et dont le déploiement ces dix dernières années dans les économies émergentes a été amplement financé par la communauté internationale des bailleurs de fonds. Quand ils existent et fonctionnent correctement, ces canaux numériques suscitent, ironiquement, pas mal d’envie chez les responsables politiques américains qui planchent sur les paiements G2P : « Des pays comme le Kenya, qui savent atteindre leur population pauvre, ont un avantage évident sur nous, aux États-Unis, quand il s’agit d’être efficace et rapide », déclarait récemment au CGAP un expert de haut niveau de l’American Bankers Association. Le moment est venu pour les donateurs, au vu notamment des restrictions de déplacement, de participer à la consolidation de leurs investissements pour pouvoir tirer pleinement parti des systèmes de paiement électronique dans les pays en développement.
3. Éviter les distorsions du marché. Nous connaissons d’expérience les conséquences d’une crise financière ou d’une catastrophe naturelle sur le secteur du microcrédit : avec la hausse des défauts de remboursement et la menace d’insolvabilité des IMF, les donateurs sont parfois tentés de réagir à coups de subventions. Aussi justifiées soient-elles, il faut néanmoins veiller à ce qu’elles ne faussent pas les règles en matière d’incitations ou n’engendrent pas, à plus long terme, des effets contraires. Comme le soulignait le CGAP il y a pratiquement dix ans, les bonifications d’intérêts peuvent envoyer des messages confus aux emprunteurs et provoquer un relâchement de la discipline de crédit. C’est exactement ce qu’a vécu le Sri Lanka après le tsunami de 2004, quand le gouvernement a annoncé l’octroi de subventions sans préciser clairement ni la durée ni la portée du dispositif. L’injection de liquidités dans une communauté peut aussi avoir l’effet inverse du but recherché si elle n’est pas soigneusement structurée. Quand les organisations de secours au Sri Lanka ont commencé à déployer des programmes de travail contre rémunération, elles ont fixé un taux de salaire supérieur à ceux pratiqués dans l’agriculture et ailleurs. Résultat, les agriculteurs ont très naturellement abandonné leur métier pour des emplois temporaires mieux payés. Les grandes exploitations ont réagi en mécanisant leurs processus, entraînant, à terme, la destruction d’emplois dans l’agriculture.
En dépit des pressions à réagir vite, les bailleurs de fonds doivent prendre le temps de vérifier qu’ils disposent bien de toutes les informations nécessaires. Ils doivent acquérir une bonne connaissance du marché, en se rapprochant de parties prenantes locales, et concevoir des stratégies visant certes à satisfaire les besoins immédiats mais également à assurer durablement la stabilité des marchés — au risque, sinon, de nuire. Quel que soit le contexte particulier, les donateurs doivent privilégier des interventions efficaces à différents points du marché financier ou se rapprocher de partenaires susceptibles de combler les lacunes. Ainsi, un donateur travaillant exclusivement avec les prestataires de services financiers pourrait contacter des partenaires maîtrisant la question des obstacles réglementaires pour lever les barrières structurelles de long terme. Enfin, les bailleurs de fonds doivent évaluer la probabilité que leurs interventions provoquent des distorsions de marché et, à plus long terme, des effets négatifs. À condition de planifier soigneusement leurs interventions face à la pandémie de COVID-19, ils ont l’occasion de rendre les systèmes financiers plus résilients et inclusifs.
4. Privilégier les données exploitables pour orienter les investissements des donateurs. Voici un thème qui fait l’unanimité : les données… Si elles ne reposent pas sur des faits et des données probantes, les interventions des bailleurs de fonds ne peuvent pas être optimisées. Rien de surprenant donc à ce que bon nombre de participants au webinaire du CGAP aient indiqué privilégier la collecte d’un maximum de données. La bonne nouvelle, c’est qu’un certain nombre d’initiatives dans ce sens sont déjà bien engagées. La riposte des gouvernements est notamment suivie grâce au Coronavirus Response Tracker de l’université Yale et à la page COVID-19 de l’Institute of International Finance (IIF). Les répercussions sur le quotidien des pauvres font également l’objet de recherches : BFA a effectué une enquête auprès de plus de 1 500 personnes à faible revenu dans plusieurs pays pour évaluer l’impact initial du coronavirus sur leurs conditions de vie. La Chinese Academy of Financial Inclusion (CAFI) a étudié l’effet de l’épidémie sur la santé financière de la classe ouvrière et des micro et petites entreprises en Chine. Plusieurs investisseurs suivent la manière dont leurs partenaires privés adaptent leurs opérations face à la pandémie. Si la plupart gardent pour l’instant ces informations pour eux, ce n’est pas le cas de tous : Accion a ainsi indiqué qu’en cette période de distanciation sociale, trois de ses partenaires avaient introduit des consignes pour limiter les contacts et favoriser le travail à distance. Le portail FinDev du CGAP « trace les traceurs », en recensant toutes les initiatives de suivi des données et en les organisant en fonction de leur pertinence pour l’inclusion financière.
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Au-delà de leur intérêt, il convient de vérifier l’utilité de ces informations. Comme l’a souligné un participant au webinaire du CGAP, les données nous disent que les pauvres souffrent. La belle affaire ! Nous le savions déjà. Le CGAP plaide depuis longtemps pour que toute initiative de collecte de données ou d’informations précise clairement la manière dont elles seront utilisées pour améliorer le quotidien des pauvres. Les donateurs doivent faciliter le recueil de données exploitables, qui les aideront à comprendre comment cibler au mieux leurs financements. À cet égard, il faudra évidemment s’intéresser aux institutions de microfinance. Pour Tim Ogden, de la Financial Access Initiative de NYU-Wagner, l’enjeu immédiat est d’analyser ce que traversent actuellement les fournisseurs de services financiers et en particulier les IMF qui apportent des financements directs aux communautés les plus démunies. Il préconise de s’interroger sur leur viabilité à court terme et à plus longue échéance : les besoins de liquidité et pour quelle durée ; les stratégies de secours déployées, via les gouvernements ou les bailleurs de fonds ; l’impact de la pandémie sur leurs difficultés de liquidité à court terme ou leur solvabilité à plus long terme ; et les mesures prises pour protéger la santé de leur personnel. Les donateurs ne doivent par ailleurs pas laisser de côté les structures qui s’adressent à des personnes encore plus démunies que celles visées par les IMF, comme les coopératives de crédit ou les groupes d’épargne par exemple. Quels sont leurs besoins actuels et comment les bailleurs de fonds pourraient-ils les aider ? Un autre axe de la collecte de données consisterait à identifier les manques dans les infrastructures numériques indispensables pour organiser les paiements G2P et les transferts de fonds par voie électronique : combien d’opérateurs sont en activité, comment gèrent-ils leurs liquidités, comment évoluent leurs modes de transaction et pourquoi ?
Ces informations spécifiques aideront les donateurs à comprendre où sont les failles et à prendre des décisions de financement ayant un impact véritable. Mais ils devront vraisemblablement s’ajuster à l’évolution de la situation : les marchés sont dynamiques, surtout en période de crise. Et ils devront partager les informations, non seulement pour limiter les doublons mais aussi parce que, du fait des restrictions aux déplacements, la collecte d’éléments sur le terrain peut se révéler délicate.
5. Privilégier la concertation entre bailleurs de fonds. Cela peut paraître évident, mais lorsque les impératifs politiques imposent de mobiliser des volumes significatifs de ressources en un laps de temps limité, les initiatives des donateurs risquent fort de se recouper, voire de se contrarier mutuellement. Du G7 au CGAP en passant par l’OCDE, le message est clair : la priorité est à la coordination. Mais selon quelles modalités ? Et sur quels sujets ? Pendant le webinaire du CGAP, les donateurs ont identifié plusieurs domaines de concertation : les paiements G2P, les transferts de fonds, les réseaux d’agents et la collecte de données mais aussi le soutien le plus efficace possible aux institutions de microfinance. Le CGAP réfléchit à des solutions pour profiter de la mobilisation des donateurs autour de ces questions à travers des groupes de travail qui serviraient de centres d’échange d’informations et permettraient de promouvoir des partenariats.
« La communauté de l’inclusion financière va devoir s’habituer à travailler dans un contexte d’incertitude par essence inconfortable. Et c’est la raison pour laquelle les bailleurs de fonds doivent avant tout privilégier une flexibilité maximale. »
6. Surtout, tous doivent rester flexibles. Les bailleurs de fonds ont indubitablement un rôle important à jouer aujourd’hui pour atténuer la crise et jeter les bases d’un redressement à plus long terme. Il est encore trop tôt pour prédire la manière dont la pandémie de COVID-19 aura perturbé la situation financière des pauvres : sa durée, son ampleur et son impact vont différer selon chaque pays. La communauté de l’inclusion financière va devoir s’habituer à travailler dans un contexte d’incertitude par essence inconfortable. Et c’est la raison pour laquelle les bailleurs de fonds doivent avant tout privilégier une flexibilité maximale. » Il ne serait pas réaliste de croire que tous les investissements survivront à une récession économique de longue durée. Au final, les circonstances permettront peut-être de consolider le microcrédit ou les secteurs de la fintech — et la communauté des donateurs doit se tenir prête à accompagner cette évolution, même si cela implique une perte de fonds. Elle pourrait s’inspirer de certaines fondations américaines, qui ont rendu leurs programmes plus modulables, notamment en renonçant aux financements sous conditions ou en ne pénalisant pas les bénéficiaires pour des reports ou des annulations de projets. Cette flexibilité pourrait également conduire à rallonger les échéances, réaménager des projets et introduire un peu de souplesse dans les cadres de suivi et d’évaluation. Mais quelle que soit la solution adoptée, la seule stratégie efficace consiste à faire preuve d’adaptabilité face à une situation éminemment incertaine.